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13 juin 2010 7 13 /06 /juin /2010 05:58

« Que l’on me permette donc, pour décrire Annabelle, de dire simplement qu’elle était une fillette adorable, ma cadette de quelques mois. Ses parents, vieux amis de ma tante et d’esprit aussi étriqué que le sien, avaient loué une villa non loin de l’hôtel Mirana. […]

D’emblée, nous fûmes passionnément, gauchement, franchement, atrocement amoureux ; désespérément, devrais-je dire aussi, car nous n’aurions pu apaiser ce désir de possession mutuelle qu’en nous imprégnant littéralement l’un de l’autre, en nous dévorant réciproquement jusqu’à la dernière particule du corps et de l’âme. Or, nous ne pouvions pas même nous aimer, alors que les gamins des rues en auraient cent fois trouvé l’occasion. À l’exception d’une folle tentative nocturne dans son jardin (j’y reviendrai tout à l’heure), nous ne connûmes jamais qu’une solitude dérisoire, hors de portée de voix mais non des regards, dans quelque coin de la plage populeuse. Là, couchés sur le sable tendre à quelques pas de nos cerbères, nous restions tout le matin dans un paroxysme de désir pétrifié, guettant le moindre cahot dans l’espace ou le temps pour nous frôler brièvement : sa main, à demi enfouie dans le sable, se faufilait vers moi sur le bout de ses doigts bruns et fuselés avec une lenteur tâtonnante et somnambulique ; ou bien c’était son genou opalescent qui commençait de ramper à ma rencontre en un long et prudent voyage ; parfois un rempart adventice érigé par des enfants nous offrait un abri précaire derrière lequel j’effleurais ses lèvres salées ; mais après ces caresses incomplètes, la tension exaspérée de nos jeunes corps ignorants et vigoureux était telle que même l’eau bleue et fraîche, où nous nous cherchions encore, ne parvenait pas à nous calmer.

Parmi les trésors perdus au cours de mes voyages, je chérissais tout particulièrement une photographie (prise par ma tante Sibylle) sur laquelle figuraient, assis en groupe à la terrasse d’un café, Annabelle, ses parents et un vieux et digne gentleman avec une jambe raide, le docteur Cooper, qui courtisait ma tante cet été-là. […] Cela se passait le dernier jour de cet été fatal, quelques minutes seulement avant la deuxième et ultime tentative que nous fîmes pour déjouer le destin. Sous le plus futile des prétextes (c’était notre chance dernière et rien d’autre n’importait), nous nous esquivâmes du café et courûmes à la plage. Là, sur une bande de sable désert, dans l’ombre violette d’une grotte de rochers roses, nous eûmes un bref échange de caresses avides, avec pour unique témoin une paire de lunettes de soleil oubliée par un estivant. J’étais à genoux et sur le point de posséder ma bien-aimée quand deux baigneurs barbus, le vieil homme de la mer et sin frère, sortirent des flots en nous criant des encouragements obscènes, et, quatre mois après, elle mourut du typhus à Corfou. »


Vladimir Nabokov (1899 - 1977), Lolita – traduction d’Éric Kahane




Jack Vettriano (né en 1951), Sweet Bird of Youth

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commentaires

M
<br /> <br /> ah merci, voilà longtemps que je n'avais eu le plaisir de croiser un VETRIANO !<br /> <br /> <br /> <br />
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