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21 juin 2009 7 21 /06 /juin /2009 07:03
"Il voyait ses chaussures avancer, chacune à son tour, et soudain il fut conscient de la rotation de la terre : il était obligé de marcher pour rester à la même place. Mais au bout d'un moment, la rotation s'accéléra et il dut marcher plus vite pour compenser, un instant plus tard il eut l'impression qu'il allait basculer en avant - il s'immobilisa, étourdi, et leva la tête. Il se trouvait à l'intersection d'un chemin sableux, creusé de sillons laissés par des charrettes. À quelques centaines de mètres de là, un pont enjambait une voie ferrée, et un kilomètre plus loin encore, se dressait sous la lumière voilée du soleil la construction large et basse à l'entrée d'Auschwitz-Birkenau : anus mundi.
Paralysé, il la regarda. Le bâtiment était bien là devant lui. Avec sa petite tour au-dessus du portail, on aurait dit un oiseau de proie monstrueux qui se serait posé, les ailes déployées. Le ciel au-dessus s'était embrasé jour et nuit de la fumée des hommes, des femmes et des enfants qui brûlaient; il devait rester des traces d'eux tout autour dans les champs. Il n'y avait aucune circulation; le silence ne s'emplissait que du gazouillis des oiseaux et du sifflement des locomotives au loin, on sentait un mélange d'herbe brûlée par le soleil et d'odeur chimique indéfinissable. Figé dans son impitoyable symétrie, le bâtiment le regardait. Quand il commença à se diriger vers lui, il vit de l'autre côté du croisement une statuette de la vierge, logée dans une sorte de petite volière.  La madone avait quelques brindilles sèches dans les mains, et ses yeux étaient tournés vers le ciel avec ce regard qu'en se redressant, il avait déjà vu si souvent sous lui, sur son oreiller. Au même moment, il fut pris de fureur. Sans prendre le temps de réfléchir ou de regarder autour de lui, il se précipita vers la statue en bois, l'arracha de son socle, l'aggripa par la tête et la lança aussi loin que possible dans les buissons.
Sans plus détacher le regard de son but, il reprit sa marche le coeur battant, traversa le pont et vit le camp se rapprocher à chaque pas : un Trou noir, d'où rien ne pouvait s'échapper. C'était l'autel, la véritable centrale électrique du fascisme. Existait-il quelque part sur terre un endroit où on avait fait le bien dans les mêmes proportions que le mal ici ? Si l'enfer avait cette filiale sur terre, où était donc celle du ciel ?"

Harry Mulisch (né en 1927), La découverte du ciel - traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin avec la participation de Philippe Noble

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Saule pleureur - Romorantin-Lanthenay, 13 juin 2009
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